La Voix de la raison 2
I
Geralt !
Réveillé en sursaut, il dressa la tête. Le soleil, déjà haut, infiltrait de force des taches dorées aveuglantes par les volets à claire-voie, envahissait la pièce de sa lumière tentaculaire. Le sorceleur mit sa main en visière, un réflexe dont il n’avait pas réussi à se débarrasser, même si ce geste était inutile puisqu’il lui suffisait d’étrécir ses prunelles en fentes verticales.
— Il est déjà tard, dit Nenneke en ouvrant les volets. Vous avez bien dormi ! Iola, sauve-toi ! File !
La jeune fille se mit brusquement sur son séant, se pencha hors de la couche pour ramasser sa mante par terre. Geralt sentit un filet de salive refroidir sur son bras, à l’endroit où étaient posées les lèvres de la fille quelques instants plus tôt.
— Attends un peu…, dit-il d’une voix hésitante.
Elle lui jeta un regard et détourna son visage.
Iola était métamorphosée. Elle n’avait plus rien d’une ondine, plus rien de la lumineuse apparition embaumant la camomille qu’elle était à l’aube. Ses yeux n’étaient pas noirs, mais bleu pervenche. Elle avait des taches de rousseur sur le nez, la gorge et les bras. Ces taches de rousseur étaient tout à fait charmantes, en harmonie avec son teint et sa chevelure fauve. À l’aube, quand elle était son rêve, il n’y avait pas prêté attention. Avec honte et regret, il constata qu’il lui en voulait. Il lui en voulait de ne pas être restée un rêve. Et il ne se pardonnerait jamais de lui en vouloir.
— Attends un peu, répéta-t-il. Iola… Je voulais…
— Ne lui dis plus rien, Geralt ! intervint Nenneke. De toute façon, elle ne te répondra pas. Sauve-toi, Iola ! Dépêche-toi, mon petit !
Enveloppée dans sa mante, la jeune fille trottina vers la porte en faisant claquer ses pieds nus sur le sol, gênée, empruntée, les joues cramoisies. Rien chez elle ne faisait plus penser à… Yennefer.
— Nenneke, dit-il en attrapant sa chemise. J’espère que tu ne lui en veux pas… Tu ne vas tout de même pas la punir ?
— Tu es bête, lança la prêtresse en s’approchant de sa couche. Tu as oublié où tu es. Tu n’es ni dans un ermitage ni dans un couvent. Tu es dans le temple de Melitele. Notre déesse n’interdit rien aux prêtresses. Ou presque rien.
— Tu m’as interdit de lui parler.
— Je ne te l’ai pas interdit, je t’en ai fait remarquer l’inutilité. Iola ne parle pas.
— Quoi ?
— Elle ne parle pas parce qu’elle a fait vœu de silence. C’est une forme de renoncement grâce auquel… Ah ! Ce n’est pas la peine que je t’explique, de toute façon tu ne comprendras pas, tu n’essaieras même pas de comprendre. Je connais tes idées sur la religion. Non, ne t’habille pas tout de suite ! Je veux vérifier si ton cou cicatrise bien.
Elle s’assit sur le bord du lit, déroula adroitement les bandes de lin qui enveloppaient le cou du sorceleur sur plusieurs épaisseurs. Il fit une grimace de douleur.
Dès l’arrivée du sorceleur à Ellander, Nenneke avait défait les vilaines et grossières coutures qu’on lui avait faites à Wyzima avec une alêne de cordonnier. Elle avait incisé la blessure et fait un nouveau pansement. Le résultat était évident : il était arrivé au temple presque guéri, enfin, peut-être encore un peu raide, et maintenant, il était de nouveau malade et souffrait. Mais il ne protestait pas. Il connaissait la prêtresse depuis des années, il savait l’étendue de son savoir de guérisseuse et la richesse de sa pharmacie universelle. Une cure au temple de Melitele ne pouvait que lui faire du bien.
Nenneke tâta la région de la blessure, la nettoya et se mit à jurer. Il connaissait sa manière de faire par cœur, elle avait commencé dès le premier jour et n’omettait jamais de râler à chaque fois qu’elle voyait le souvenir laissé par les griffes de la princesse de Wyzima.
— Quelle horreur ! Comment peut-on se laisser frapper comme ça par une vulgaire strige ? Les muscles ! Les tendons ! Pour un peu, elle te tranchait la carotide ! Par la Grande Melitele, Geralt, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Comment se fait-il que tu l’aies laissée approcher si près ? Qu’est-ce que tu voulais lui faire ? La sauter ?
Il ne répondit pas, il se contenta d’esquisser un sourire,
— Ne prends pas cet air bête. (La prêtresse se leva pour prendre un sac de bandages dans la commode. En dépit de son embonpoint et de sa petite taille, elle se mouvait avec grâce et souplesse.) Ce qui s’est passé n’a rien de drôle. Tu perds tes réflexes, Geralt.
— Tu exagères.
— Je n’exagère pas du tout. (Nenneke appliqua sur la blessure un onguent vert qui dégageait une forte odeur d’eucalyptus.) Tu ne dois pas te laisser blesser, or tu l’as fait, et en plus très sérieusement. Et même grièvement. Malgré tes capacités exceptionnelles de régénération, il va falloir des mois pour que ton cou retrouve toute sa mobilité. Je te mets en garde. Pendant cette période, ne cherche pas à mettre tes forces à l’épreuve en te battant avec un adversaire trop vif.
— Merci pour cette mise en garde. Donne-moi un autre conseil, si tu veux bien ! De quoi veux-tu que je vive pendant ce temps ? Tu voudrais que je fasse appel à quelques demoiselles, que j’achète une carriole et que j’organise une maison de prostitution itinérante ?
Nenneke haussa les épaules tandis que ses mains grassouillettes lui bandaient le cou avec des gestes sûrs, rapides.
— Tu voudrais que je te donne des conseils et que je t’apprenne à vivre ? Est-ce que je suis ta mère ? Allez, c’est fini. Tu peux t’habiller. On t’attend au réfectoire pour le petit déjeuner. Dépêche-toi, sinon tu te le prépareras tout seul. Je n’ai pas l’intention de retenir les filles aux cuisines jusqu’à midi.
— Où est-ce que je pourrai te retrouver ? Au sanctuaire ?
— Non, dit Nenneke en se levant. Pas au sanctuaire. Tu es toujours le bienvenu ici, sorceleur, mais ne viens pas rôder au sanctuaire. Tu n’auras qu’à aller te promener. C’est moi qui te retrouverai.
— Bien.
II
Geralt parcourait pour la quatrième fois la petite avenue de peupliers qui menait de l’entrée vers les bâtiments d’habitation et vers le sanctuaire blotti dans la roche abrupte, ainsi qu’au temple principal. Après un court moment de réflexion, il renonça à retourner à l’intérieur de celui-ci, obliqua dans la direction des jardins et des bâtiments de la ferme. Une quinzaine de prêtresses en robes de travail grises s’affairaient avec ardeur, sarclant les plates-bandes et nourrissant la basse-cour dans les poulaillers. La plupart d’entre elles étaient jeunes, parfois même très jeunes, presque des enfants. Certaines, en passant à côté de lui, le saluaient d’un signe de tête ou d’un sourire. Il répondait à leurs saluts sans en reconnaître aucune. S’il venait souvent au temple, une fois par an, certaines années deux fois, il ne rencontrait jamais plus de trois ou quatre têtes connues. Les filles arrivaient puis repartaient, soit dans d’autres temples, comme prophétesses, soit comme sages-femmes et guérisseuses spécialisées dans les maladies féminines et infantiles, ou encore comme druidesses itinérantes, préceptrices ou gouvernantes. Mais il en arrivait toujours de nouvelles, de partout, même de contrées fort lointaines. Le temple de Melitele, à Ellander, était célèbre et jouissait d’une réputation méritée.
Le culte de la déesse Melitele était l’un des plus anciens et avait été en son temps l’un des plus répandus. Ses débuts remontaient à une époque immémoriale, avant l’apparition de l’homme. Presque toutes les races pré-humaines et toutes les tribus humaines primitives, encore nomades, avaient vénéré une déesse des récoltes et de la fertilité, protectrice des agriculteurs et des jardiniers, patronne de l’amour et du couple. La plupart de ces cultes s’étaient fondus dans celui de Melitele.
Le temps, qui s’était montré plutôt sans pitié pour les autres religions et les autres cultes en les isolant efficacement dans des chapelles reculées et de petites églises oubliées, rarement visitées, enfouies dans les constructions des villes, s’était révélé clément pour Melitele. Melitele ne manquait ni d’adeptes ni de mécènes. Les Lettrés qui analysaient ce phénomène expliquaient généralement la popularité de la divinité en remontant aux précultes de la Grande Matrice, la mère nature. Ils soulignaient ses liens avec le cycle de la nature, avec le renouveau et d’autres phénomènes encore, aux noms ronflants. Un ami de Geralt, le troubadour Jaskier, qui aimait passer pour un spécialiste dans tous les domaines possibles et imaginables, cherchait des explications plus simples. Le culte de Melitele, expliquait-il, était un culte typiquement féminin. Melitele était la patronne de la fécondité, de l’enfantement, la protectrice des sages-femmes. Les femmes en couches devaient crier. Outre les hurlements habituels, leurs promesses en l’air, dont la teneur était toujours la même – plus jamais elles ne se donneraient à un gars à la manque –, toutes les femmes qui accouchaient ne pouvaient appeler à leur secours qu’une divinité, et Melitele était la déesse de la situation. Comme les femmes avaient toujours accouché, accouchaient et accoucheraient, démontrait le poète, alors la déesse n’avait pas à craindre de perdre de sa popularité.
— Geralt !
— Tu es là, Nenneke. Je te cherchais.
— Moi ? s’exclama la prêtresse en lui jetant un regard moqueur. Ce n’est pas Iola que tu cherches ?
— Iola aussi, avoua-t-il. Tu as quelque chose contre ?
— En ce moment, oui. Je ne veux pas que tu la déranges ni que tu la distraies. Elle doit se préparer et prier pour que cette transe puisse donner des résultats.
— Je t’ai déjà dit que je n’en voulais pas, fit-il sèchement. Je ne pense pas qu’une transe puisse m’aider.
— Et moi, dit Nenneke en faisant une moue boudeuse, je ne pense pas que ça puisse te faire de mal.
— Il ne sera pas possible de m’hypnotiser, je suis immunisé. J’ai peur pour Iola. L’effort à fournir peut être trop épuisant pour le médium.
— Iola n’est ni un médium ni une diseuse de bonne aventure atteinte de maladie mentale. Cette enfant jouit d’une grâce particulière de Melitele. Alors, si tu veux bien, arrête tes simagrées ! Je te l’ai dit, je connais tes idées sur la religion et elles ne m’ont jamais dérangée jusqu’à présent, pas plus qu’elles me dérangeront à l’avenir. Je ne suis pas une fanatique. C’est ton droit de croire que c’est la nature qui nous gouverne, ainsi que le pouvoir qu’elle recèle. Tu peux parfaitement penser que les dieux, dont ma Melitele, ne sont qu’une personnification de ce pouvoir inventée à l’usage des rustres pour qu’ils le comprennent plus facilement et en admettent l’existence. D’après toi, cette force est aveugle. Mais pour moi, Geralt, la foi permet d’attendre de la nature ce que personnifie ma déesse, à savoir l’ordre, la loi, le bien. Et l’espoir.
— Je le sais.
— Si tu le sais, alors pourquoi ces réserves sur la transe ? De quoi as-tu peur ? Que je t’oblige à te prosterner devant une statue et à chanter des cantiques ? Geralt, nous resterons juste assis un petit moment ensemble, toi, Iola et moi. Et nous verrons si les talents de cette jeune fille permettent de lire dans le nœud des forces qui t’entourent. Peut-être apprendrons-nous des choses qu’il serait bon de savoir. Et peut-être que nous n’apprendrons rien. Il n’est pas exclu que les forces du destin qui t’entourent ne veuillent pas nous apparaître, qu’elles restent cachées, impénétrables. Je n’en sais rien. Mais pourquoi ne pas essayer ?
— Parce que ça n’a aucun sens. Aucun nœud du destin ne m’entoure. Et quand bien même il y en aurait un, pourquoi diable aller fouiller dedans ?
— Geralt, tu es malade.
— Blessé, tu voulais dire.
— Je sais ce que je voulais dire. Il y a quelque chose qui ne va pas chez toi, je le pressens. Je te connais tout de même depuis que tu es tout petit ; quand je t’ai connu, tu étais haut comme trois pommes. Mais maintenant je sens que tu es pris dans un satané tourbillon, que tu es complètement emmêlé, emberlificoté dans un nœud qui se resserre petit à petit autour de toi. Je veux savoir de quoi il s’agit. Je ne peux pas y arriver seule, je dois m’en remettre aux talents de Iola.
— Est-ce que tu ne veux pas aller trop profond ? Pourquoi toute cette métaphysique ? Si tu veux, je vais me confier à toi. J’occuperai toutes tes soirées en te racontant les événements de ces dernières années, tous plus intéressants les uns que les autres. Si tu me trouves un tonnelet de bière pour que ma gorge ne se dessèche pas trop, on peut commencer dès aujourd’hui. Mais je crains fort de t’ennuyer car tu ne trouveras dans mes histoires aucun nœud, aucun enchevêtrement du destin. Oh ! ce ne sont que de banales histoires de sorceleur.
— Je t’écouterai avec plaisir. Mais une transe ne te ferait pas de mal, je te le répète.
— Tu ne penses pas, fit-il en souriant, que mon manque de foi quant à ses effets la rende d’avance inutile ?
— Non, je ne le pense pas. Et tu sais pourquoi ?
— Non.
Nenneke se pencha, le regarda droit dans les yeux avec un étrange sourire sur ses lèvres pâles.
— Car ce serait bien le premier signe qui me prouverait que le manque de foi a un pouvoir quelconque.